Auteur : Josiane Jouët
Site de publication : La revue des médias
Type de publication : Article
Date de publication : 7 mars 2019
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L’essor de sites, blogs et comptes de réseaux sociaux féministes est couramment perçu comme la troisième vague du féminisme, faisant suite à la première vague des suffragettes des années 1920, puis à la seconde vague des militantes issues du mouvement de mai 1968. Peut-on, pour autant, considérer que le recours au numérique marque une rupture avec les modalités antérieures du féminisme ou bien s’agit-il plutôt d’une transformation des formes d’action permises par les propriétés techniques de cet outil ?
Un féminisme de clics, jeune et très actif
À l’automne 2017, la déferlante de témoignages suscités par #MeToo demeure, à ce jour, comme le point culminant de l’utilisation des réseaux sociaux dans le combat contre les violences faites aux femmes. Dans un tweet, le 15 octobre 2017, l’actrice états-unienne Alyssa Milano accusait de viol le producteur hollywoodien Harvey Weinstein, et invitait d’autres femmes victimes à se manifester sur le fil #MeToo. L’appel s’est répandu comme une traînée de poudre, y compris en France où la journaliste Sandra Muller avait déjà publié, le 13 octobre, le mot-dièse #BalanceTonPorc. Ces deux mots-dièses, puis #MoiAussi, seront suivis sur Twitter par des milliers d’abonnés et de nombreuses femmes, y compris celles qui ne se réclament pas du féminisme, ont alors dénoncé les agressions dont elles ont été victimes dans leur vie privée ou professionnelle.
Toutefois, #MeToo n’est un phénomène inédit que par son ampleur car, en France comme dans d’autres pays, plusieurs associations et collectifs féministes avaient déjà lancé via Twitter ou Facebook des campagnes contre les violences que subissent les femmes. Citons, par exemple, #StopViol du Collectif féministe contre le viol qui organise aussi des permanences téléphoniques à disposition des victimes et la campagne Viol : la honte doit changer de camp de l’association Osez le féminisme.
Le féminisme de clics, sous forme d’alertes ou de campagnes sur divers thèmes, est récent et est devenu rapidement très actif. Il émerge progressivement dans les années 2000 et surtout au tournant des années 2010, quand surgissent de nouveaux collectifs féministes que nous avons étudiés en 2015 et 2016(2). L’engagement des féministes en ligne participe d’un mouvement social redevenu très vivace, mais aussi fragmenté par l’émiettement des revendications. Sur le Web, toutes les tendances s’expriment, allant d’un féminisme qualifié de réformiste pour ses appels à l’égalité femmes-hommes dans la vie professionnelle et sociale, à un féminisme plus sectoriel fondé sur la demande de la reconnaissance des identités sexuelles comme le groupe G.a.r.c.e.s de Sciences Po ou ethniques comme le collectif afro-féministe Mwasi.
S’assurer une forte identité numérique et une large visibilité
Tous les collectifs féministes veillent à s’assurer la visibilité la plus large possible par la publication régulière d’un flux abondant de posts. Les sites web constituent l’identité pérenne des groupes qui y archivent leurs actions, par exemple, des campagnes comme celles d’Osez le féminisme ou des interventions en direct comme celles du collectif La Barbe dans les tables-rondes de diverses manifestations constituées exclusivement d’hommes. Très actives sur les réseaux sociaux, les militantes y annoncent leurs actions (organisation d’événements, campagnes, interventions, réunions) et visent à susciter des commentaires ou des témoignages de leurs abonnés. Elles nourrissent aussi leurs comptes Facebook ou Twitter par une veille sur le sexisme, relaient des informations issues de plusieurs sources (médias, associations, recommandations d’événements culturels, ouvrages, films…) et elles renvoient à de nombreux liens hypertextes ou comptes Twitter (Les Effronté.es, Les Chiennes de garde…).
Sur le Web, se déploie un féminisme vivant, imprégné par la culture pop qui recourt massivement aux images. Les collectifs travaillent leur identité numérique, affichent « leur marque » par des logos et jouent sur les couleurs. Ainsi, La Barbe s’affiche avec des barbes postiches, tandis que Georgette Sand s’expose par un visuel rétro de teinte sépia avec un nœud dans les cheveux. Le graphisme peut-être plus ou moins sobre ou sophistiqué, mais les posts font souvent une large place à l’humour — un mode d’expression déjà courant auprès des féministes de la seconde vague — et à des photos déposées sur leurs comptes Instagram ou à des vidéos souvent diffusées sur YouTube.
Un nouveau profil de militantes
Les nouvelles militantes ont majoritairement entre 20 et 35 ans et appartiennent à la génération qui, dès l’enfance, a été imprégnée de culture audiovisuelle et familiarisée avec l’internet dont elles maîtrisent les codes d’usage (langage, buzz, etc.). Elles utilisent avec dextérité WordPress et les outils du DIY (Do It Yourself) pour réaliser des publications créatives. Alors que la technique a toujours été un bastion réservé aux hommes, la convivialité des dispositifs numériques leur a permis de s’affranchir du recours aux experts masculins et de gagner en autonomie. Si l’appropriation de la culture numérique est un dénominateur commun à toutes les jeunes femmes, l’impératif d’une compétence technique conduit à l’émergence d’un nouveau profil de militantes dans la hiérarchie des collectifs. Nos entretiens ont identifié que les sites web étudiés et les posts sur les réseaux sociaux sont souvent produits par des activistes qui appartiennent au monde professionnel de la communication (journalistes, vidéastes, relations publiques…).
Ces femmes sont donc expertes dans l’élaboration de la stratégie éditoriale et dans la dimension communicationnelle du militantisme. Les générations antérieures du féminisme ont certes eu recours aux médias alternatifs (les tracts, la presse militante, puis le cinéma et surtout la vidéo), mais elles étaient une poignée à maîtriser l’usage de ces médias à l’inverse d’aujourd’hui. Il est d’ailleurs significatif que les sites des collectifs créés par des féministes de la seconde vague, Les Chiennes de Garde par exemple, fonctionnent davantage sur le mode traditionnel des communiqués de Presse et sont moins créatifs en visuels numériques.
Les nouvelles militantes ont majoritairement entre 20 et 35 ans et appartiennent à la génération qui, dès l’enfance, a été imprégnée de culture audiovisuelle et familiarisée avec l’internet dont elles maîtrisent les codes d’usage (langage, buzz, etc.). Elles utilisent avec dextérité WordPress et les outils du DIY (Do It Yourself) pour réaliser des publications créatives. Alors que la technique a toujours été un bastion réservé aux hommes, la convivialité des dispositifs numériques leur a permis de s’affranchir du recours aux experts masculins et de gagner en autonomie
Le Web féministe, un espace médiatique alternatif
La vivacité du féminisme numérique pourrait laisser penser qu’il s’agit d’un univers purement virtuel et clos sur lui-même. Or, il n’en est rien — à plusieurs titres. D’une part, si les militantes utilisent leurs messageries personnelles pour échanger et organiser leurs actions, elles se rencontrent régulièrement. Elles organisent aussi des réunions ou des rencontres conviviales, comme des apéros dans des cafés, pour accueillir des sympathisantes voire recruter de nouvelles activistes. D’autre part, elles font du lobbying auprès des médias en contactant les journalistes sensibilisés au sexisme pour qu’ils couvrent leurs actions (événements, campagnes). Leurs comptes abondent de mentions d’articles de presse, de reportages télévisuels sur divers sujets dont elles relèvent le contenu sexiste, mais elles peuvent aussi se féliciter de leur couverture favorable à la libération des femmes. Ainsi, la reprise, en juillet 2018, de la vidéo diffusée par le quotidien Le Parisien d’un homme agressant une femme près d’un café souleva une vague d’indignation sur les réseaux féministes.
La forte montée de la parole des femmes : des soutiens et des violentes attaques
La prolifération de sites féministes et des campagnes sur les réseaux sociaux est significative d’une forte montée de la parole publique des femmes dans l’espace numérique qui déclenche des soutiens, y compris de la part de quelques hommes, mais aussi de virulentes attaques. Sur le Web, le cybersexisme se déploie depuis des années et cela dans le monde entier, comme l’ont étudié des chercheures anglophones@ Jessica KELLER, Kaitlynn MENDES, Jessica RINGROSE « Speaking “unspeakable things”: documenting digital feminist responses to rape culture » in Journal of Gender Studies, Vol 27, N°1, p.23-36, publié en ligne le 28 juillet 2016. Les commentaires misogynes dans les fils de discussion sur Twitter ou Facebook sont repérés et effacés par les modératrices des sites, mais les militantes féministes sont aussi victimes d’insultes graves, d’intimidations, voire de menaces de mort, et certaines ont dû fermer leurs comptes de réseaux sociaux.
Pour mener ces combats, les activistes font un plein usage des dispositifs numériques par une intense activité de publication, de partage et de tissage de liens. Elles maîtrisent la communication numérique, savent faire le buzz pour obtenir l’égalité et le respect de leur corps et de leur identité, tout en menant des actions dans l’espace public
Contre le patriarcat : informer, alerter, mobiliser dans l’espace numérique
C’est bien cette suprématie patriarcale qu’attaquent les féministes d’aujourd’hui, tout comme celles d’hier. Sur le Web, les féministes prolongent les répertoires d’action traditionnels (informer, alerter, mobiliser), mais elles en renouvellent aussi les modes et les formes d’expression. Depuis une petite quinzaine d’années, le nouveau féminisme se greffe sur les évolutions sociétales pour la revendication de nouveaux droits comme, par exemple, la PMA (procréation médicalement assistée) ou le respect des identités sexuelles et ethniques, tout en poursuivant les luttes pour l’égalité des droits dans tous les domaines.
Pour mener ces combats, les activistes font un plein usage des dispositifs numériques par une intense activité de publication, de partage et de tissage de liens. Elles maîtrisent la communication numérique, savent faire le buzz pour obtenir l’égalité et le respect de leur corps et de leur identité, tout en menant des actions dans l’espace public. Elles font aussi se lever, via les réseaux sociaux, des voix de femmes non militantes mais sensibilisées et engagées dans la cause des femmes. Le Web bruit de cette parole publique qui se décline aussi dans les médias et dans la rue, et qui a conduit à placer l’égalité entre les sexes et l’émancipation de toutes les femmes comme une question capitale dans la transformation de notre société.
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