Auteur: Marc-Antoine Pérouse De Montclos
Site de publication: Institut français des relations internationales
Type de publication: Rapport
Date de publication: Juillet 2020
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Introduction
Les limites des diverses interventions militaires conduites au Sahel interrogent la résilience et l’avenir des insurrections djihadistes dans la région. Faut-il négocier avec les rebelles comme les Américains avec les Talibans en Afghanistan ? Y a -t-il d’autres moyens d’envisager une sortie de crise ? Les programmes de « dé-radicalisation » permettront-ils de
prévenir les violences extrémistes et de favoriser le désengagement des combattants des groupes djihadistes ? L’aide au développement pourraitelle désamorcer les tensions et légitimer les actions des États de la région en regagnant les cœurs et les esprits de la population ? À plus long terme, la poursuite des hostilités interroge aussi les possibilités de réconciliation dans des sociétés ravagées par des conflits de voisinage.
Ces questions, le Nigeria les pose toutes à sa manière. Pays le plus peuplé d’Afrique avec quelques 200 millions d’habitants, il est en effet engagé dans une lutte sans merci contre la mouvance Boko Haram autour du lac Tchad. Depuis 2009, il n’a cependant pas réussi à venir à bout de l’insurrection en dépit de la formation en 2015 d’une coalition antiterroriste avec le Niger, le Cameroun et le Tchad, la Force Multinationale Mixte (FMM). Les impasses de sa stratégie de répression viennent, entre autres, des déficiences de ses forces de sécurité et de nombreux dégâts collatéraux qui ont pu rebuter la population locale, éloigner les civils des pouvoirs publics et, dans certains cas, pousser des jeunes dans les bras des djihadistes. Plus fondamentalement encore, l’incapacité du Nigeria à sortir de la crise et à rétablir la paix se nourrit d’une vision biaisée du conflit qui, a priori, écarte les solutions alternatives. En effet, le grand récit de la lutte contre le terrorisme au Sahel se focalise généralement sur les atrocités commises par les insurgés et non par les forces gouvernementales qui les combattent. Dans le cas du Nigeria, les décideurs politiques, les médias et certains chercheurs insistent ainsi sur les crimes, bien réels, de la nébuleuse Boko Haram dans les régions à la lisière du lac Tchad : décapitations de militaires, exécutions de travailleurs. humanitaires, attentats suicides, assassinats de chrétiens, enlèvements de collégiennes, etc.
Les multiples causes de la résilience de bandes armées
La prédation locale, plus que les soutiens internationaux, n’est cependant pas le seul facteur explicatif de la résilience des insurgés malgré l’importance des pertes humaines dans leurs rangs. D’abord, les combattants de Boko Haram se sont aguerris avec le temps ; de nombreuses rumeurs circulent d’ailleurs à propos de leur formation par des militaires à la retraite dans la région, plutôt que par des instructeurs venus du monde arabe. Surtout, les défaillances des États riverains du lac Tchad et les travers de leur réponse au terrorisme ont très largement contribué à exacerber et prolonger le conflit en permettant à de petites bandes armées de tenir dans la durée en dépit de leur criminalisation et de leur dépolitisation.
Les impasses de sa stratégie de répression viennent, entre autres, des déficiences de ses forces de sécurité et de nombreux dégâts collatéraux qui ont pu rebuter la population locale, éloigner les civils des pouvoirs publics et, dans certains cas, pousser des jeunes dans les bras des djihadistes
Si nous suivons le modèle proposé par Paul Staniland, la secte Boko Haram n’aurait en fait pas dû survivre à l’exécution extrajudiciaire de son fondateur et chef charismatique, Mohamed Yusuf, en 2009. De même, à y regarder de plus près, elle aurait aussi pu se désagréger complètement du fait de l’hétérogénéité et de l’étendue de sa base sociale. Mais après 2009, les abus de la guerre contre le terrorisme ont ressoudé le groupe dans l’adversité et l’ont même légitimé comme une force de résistance face à des troupes « d’occupation » composées de soldats « impies » et étrangers à la région, tout au moins jusqu’à la proclamation en 2013 d’un état d’urgence qui vit Boko Haram multiplier les massacres de civils afin de dissuader la population de rejoindre les rangs des milices paragouvernementales en train de se former. Depuis lors, plusieurs éléments se sont conjugués pour entretenir le conflit. En premier lieu, l’absence de perspective de reddition a renforcé la détermination des combattants, convaincus qu’ils seraient de toute façon abattus par leurs frères d’armes ou par les militaires au cas où ils tenteraient de se rapprocher des autorités. En septembre et décembre 2016, respectivement, les gouvernements du Nigeria et du Niger ont certes établi des centres de « dé-radicalisation » à Gombe et Goudou Maria pour essayer de démobiliser les membres de la secte en leur promettant d’échapper à des poursuites judiciaires s’ils n’avaient pas commis de massacres et s’ils pouvaient, par exemple, prouver qu’ils avaient été enrôlés de force.
De la faiblesse structurelle des armées de la coalition antiterroriste Aujourd’hui, cependant, les sanctions économiques de la FMM et les détournements de l’assistance internationale ne sont certainement pas les seuls facteurs explicatifs de la résilience de Boko Haram. De façon plus passive, les déficiences des forces gouvernementales ont également joué un rôle important. L’armée nigériane, notamment, a surtout cherché à se protéger. Ainsi, elle a pris l’habitude de « tirer dans le tas » afin de se prémunir contre les risques d’embuscades, d’abord en ville, puis dans les campagnes quand elle a commencé à monter des opérations en milieu rural après la proclamation d’un état d’urgence en juin 2013. Depuis août 2019, elle a décidé d’abandonner les fortins trop isolés et de se replier dans des positions renforcées, les « supercamps », qui, concrètement, ont laissé le champ libre aux insurgés en dehors des agglomérations urbaines.
Surtout, les défaillances des États riverains du lac Tchad et les travers de leur réponse au terrorisme ont très largement contribué à exacerber et prolonger le conflit en permettant à de petites bandes armées de tenir dans la durée en dépit de leur criminalisation et de leur dépolitisation
De ce point de vue, les combats contre Boko Haram, évoquent alors le cas assez classique d’une guerre dite asymétrique où, faute de véritables lignes de front, les rebelles tiennent les campagnes pendant que les forces gouvernementales sont retranchées dans des villes d’où elles ne sortent qu’avec de gros convois de blindés. À l’exception des chefs-lieux administratifs, les armées de la coalition antiterroriste ne contrôlent ainsi pas les territoires où elles sont déployées et elles ont généralement adopté une position défensive au lieu de passer à l’offensive. Pire, elles ont souvent refusé d’envoyer des renforts à découvert lorsque des informateurs ou les djihadistes eux-mêmes les prévenaient à l’avance des assauts à venir.
En vertu de hadiths selon lesquels le prophète Mahomet aurait donné trois jours à ses ennemis pour se convertir à l’islam ou être défaits, les combattants de Boko Haram envoient en effet des semonces aux militaires isolés dans des positions avancées, par exemple à Bla Brin lors d’une attaque au cours de laquelle 13 soldats nigériens ont perdu la vie à l’est de Nguigmi sur la frontière du Tchad en juillet 2018. Dans la savane du Borno, les marécages du lac Tchad ou les collines aux abords des Monts Madanra au Cameroun, les insurgés agissent comme des maquisards ou ce qu’un ancien militaire australien, David Kilcullen, appelle des « guérilléros par accident », c’est-à-dire des rebelles qui se soulèvent pour résister à l’invasion de leur territoire et non parce qu’ils veulent conquérir le monde. Craignant d’être écrasés par un ennemi plus puissant qu’eux, les combattants de Boko Haram sont ainsi motivés par des griefs locaux sans pour autant avoir l’intention d’aller détruire l’Occident. Poussés dans leurs retranchements, certains d’entre eux poursuivent aussi la lutte car ils imaginent ne pas avoir d’autre choix que d’être tué ou de tuer.
Qui tue qui ? Le décompte macabre d’une guerre sale
Loin du grand récit sur un djihad global et interconnecté au niveau planétaire, diverses raisons locales et très prosaïques expliquent ainsi la résilience des insurgés. Autour du lac Tchad, la lutte contre le terrorisme s’est enlisée dans une guerre sale au cours de laquelle toutes les parties au conflit ont commis des atrocités et des violations massives des droits de l’homme : tant les insurgés que les militaires, la police, les gendarmeries des pays francophones et les supplétifs miliciens, essentiellement actifs au Nigeria et au Cameroun. Il convient donc de dépasser les récits par trop unilatéraux qui imputent uniquement aux nébuleuses djihadistes la responsabilité des hostilités.
À l’exception des chefs-lieux administratifs, les armées de la coalition antiterroriste ne contrôlent ainsi pas les territoires où elles sont déployées et elles ont généralement adopté une position défensive au lieu de passer à l’offensive
Bien souvent, les médias citent des chiffres arrondis du nombre de victimes en laissant entendre que celles-ci auraient toutes été tuées par les insurgés. Certains chercheurs abondent aussi en ce sens à partir de bases de données dont la méthodologie est contestée. Des statisticiens prétendent par exemple que les 36 775 victimes enregistrées par le projet ACLED (Armed Conflict Location & Event Data Project) entre mai 2012 et mai 2019 auraient toutes été tuées par Boko Haram. Reprenant les discours dominants sans prendre la peine de les vérifier, une historienne de New York n’hésite pas non plus à réécrire l’histoire. Elle soutient ainsi que Boko Haram aurait tué 700 personnes lors du soulèvement des fidèles de Mohamed Yusuf en juillet 2009. Pourtant, la majorité du millier de victimes que l’on recensa à l’époque fut en fait éliminée par la police et l’armée si l’on en croit une commission d’enquête de l’État du Borno dont les conclusions ne furent jamais publiées. Selon Abu Zeid, un des principaux fondateurs d’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique) au Mali, 200 « martyrs » de la secte auraient été tués au Nigeria en juillet 2009. D’après ce décompte, les 800 autres victimes ne faisaient donc pas partie des insurgés. Diffusées par la chaîne de télévision al-Jazeera, des images choquantes ont montré qu’il s’agissait plutôt de civils abattus par les forces de sécurité. Les données disponibles confirment la tendance de manière plus générale, tout au moins dans les cas d’affrontements dont les responsabilités ont pu être établies (schéma 1). Accompagnés de nombreux dégâts collatéraux, les principaux moments de répression ont été observés lors du soulèvement des fidèles de Mohamed Yusuf en 2009, puis lors de la proclamation d’un état d’urgence en 2013. Depuis 2016, qui plus est, les forces gouvernementales n’ont jamais cessé de tuer plus que les insurgés.
À qui parler ?
Indéniablement, ce ne sont pas les programmes de « dé-radicalisation » et de « désengagement » qui permettront de mettre un terme au conflit. Mais les alternatives ne sont pas faciles à mettre en œuvre.
Depuis l’insurrection de Boko Haram à Maiduguri en 2009, il y a eu quelques tentatives de négociation. Mais aucune n’a abouti du fait de la mauvaise volonté des belligérants. Aujourd’hui, les perspectives de négociation s’avèrent d’autant plus compliquées que la mouvance Boko Haram s’est largement fragmentée et qu’il est devenu très difficile de trouver des interlocuteurs susceptibles de se faire obéir de leurs hommes en cas de conclusion d’un accord. D’après un porte-parole des miliciens paragouvernementaux, 90 % des premiers combattants du groupe auraient ainsi été tués et remplacés par d’autres, généralement plus jeunes et radicaux.
Il convient donc de dépasser les récits par trop unilatéraux qui imputent uniquement aux nébuleuses djihadistes la responsabilité des hostilités
Au renouvellement des cadres de l’insurrection s’ajoute le fait que les liens initialement entretenus par le fondateur de la secte avec certains hommes politiques du Nord-Est ont progressivement été rompus. A présent, la nébuleuse Boko Haram ne bénéficie plus de la collusion qui a pu caractériser la rébellion du delta du Niger. En outre, ses revendications politiques paraissent floues et moins articulées que, à titre d’exemple, celles du leader de la katiba Macina au Mali, Amadou Koufa. En effet, la structure de commandement de Boko Haram a littéralement explosé en diverses factions menées par des seigneurs de guerre qui passent une bonne partie de leur temps à s’entretuer. Un tel constat contrevient au récit dominant selon lequel le groupe se serait scindé en 2016 entre un « canal historique » resté fidèle à Abubakar Shekau, d’une part, et une dissidence qui a prêté allégeance à Daech sous le nom de « Province de l’État islamique en Afrique de l’Ouest » (Wilayat Gharb Ifriqiyah), d’autre part. Les rapports qui remontent des observateurs de terrain soulignent bien plutôt la montée en puissance de luttes fratricides qui mettent en évidence l’émiettement de la mouvance Boko Haram.